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29 novembre 2010

Seconde abdication de Napoléon, 1815.

Généralement on croyait, sur la flottille, que l’Italie était le but de l’expédition ; mais après une heure de navigation, s’adressant aux grenadiers : « Nous allons en France, leur dit-il, nous allons à Paris. » Le cri de Vive la France ! vive Napoléon ! se fit entendre avec une force inexprimable. Pendant la traversée, le brick que montait Napoléon fut accosté par le Zéphir, vaisseau de guerre français qui lui demanda des nouvelles de l’Empereur ; Napoléon lui-même répondit avec le porte-voix qu’il se portait bien. Le 28, la journée fut employée à copier des proclamations ; enfin le 1er mars, à cinq heures du matin, Napoléon et sa troupe mirent pied sur le territoire français, dans le golfe Juan : son bivouac fut établi dans une plantation d’oliviers : Beau présage, dit-il ; puisse-t-il se réaliser.




À onze heures du soir, la petite armée se mit en marche. Les Polonais, a pied, portaient sur leur dos l’équipement des chevaux qu’ils n’avaient pas. Napoléon coucha le 4 à Digne, le 5 à Gap ; ce fut dans cette dernière ville qu’il fit imprimer les proclamations qu’il avait dictées à bord, le 28 février. Voici le texte du premier de ces actes :
« Français !
« La défection du duc de Castiglione livra Lyon sans défense à nos ennemis ; l’armée dont je lui avais confié le commandement était, par le nombre de ses bataillons, la bravoure et le patriotisme des troupes qui la composaient, à même de battre le corps d’armée autrichien qui lui était opposé, et d’arriver sur les derrières du flanc gauche de l’armée ennemie qui menaçait Paris.
« Les victoires, de Champ-Aubert, de Montmirail, de Château-Thierry, de Vauchamp, de Mormans, de Montereau, de Craonne, de Reims, d’Arcis-sur-Aube et de Saint-Dizier, l’insurrection des braves paysans de la Lorraine, de la Champagne, de la Franche-Comté et de la Bourgogne, et la position que j’avais prise sur les derrières de l’armée ennemie en la séparant de ses magasins, de ses parcs de réserve, de ses convois et de tous ses équipages, l’avaient placée dans une situation désespérée. Les Français ne furent jamais sur le point d’être plus puissants, et l’élite de l’armée ennemie était perdue sans ressource ; elle eût trouvé son tombeau dans ces vastes contrées qu’elle avait si impitoyablement saccagées, lorsque la trahison du duc de Raguse livra la capitale et désorganisa l’armée. La conduite inattendue de ces deux généraux qui trahirent à la fois leur patrie, leur prince et leur bienfaiteur, changea le destin de la guerre. La situation désastreuse de l’ennemi était telle qu’à la fin de l’affaire qui eut lieu devant Paris, il était sans munitions, par la séparation de ses parcs de réserve.
« Dans ces nouvelles et grandes circonstances, mon cœur fut déchiré ; mais mon âme resta inébranlable. Je ne consultai que l’intérêt de la patrie ; je m’exilai sur un rocher au milieu des mers : ma vie vous était et devait encore vous être utile, je ne permis pas que le grand nombre de citoyens qui voulaient m’accompagner partageassent mon sort ; je crus leur présence utile à la France, et je n’emmenai avec moi qu’une poignée de braves nécessaires à ma garde.
« Élevé au trône par votre choix, tout ce qui a été fait sans vous est illégitime. Depuis vingt-cinq ans la France a de nouveaux intérêts, de nouvelles institutions, une nouvelle gloire qui ne peuvent être garanties que par un gouvernement national et par une dynastie née dans ces nouvelles circonstances. Un prince qui régnerait sur vous, qui serait assis sur mon trône par la force des mêmes armées qui ont ravagé notre territoire, chercherait en vain à s’étayer des principes du droit féodal ; il ne pourrait assurer l’honneur et les droits que d’un petit nombre d’individus ennemis du peuple, qui depuis vingt-cinq ans les a condamnés dans toutes nos assemblées nationales. Votre tranquillité intérieure et votre considération extérieure seraient perdues à jamais.
« Français ! dans mon exil, j’ai entendu vos plaintes et vos vœux ; vous réclamez ce gouvernement de votre choix qui seul est légitime. Vous accusiez mon long sommeil, vous me reprochiez de sacrifier à mon repos les grands intérêts de la patrie.
« J’ai traversé les mers au milieu des périls de toute espèce, j’arrive parmi vous, reprendre mes droits qui sont les vôtres. Tout ce que des individus ont fait, écrit ou dit depuis la prise de Paris, je l’ignorerai toujours ; cela n’influera en rien sur le souvenir que je conserve des services importants qu’ils ont rendus, car il est des événements d’une telle nature qu’ils sont au-dessus de l’organisation humaine.
« Français ! il n’est aucune nation, quelque petite qu’elle soit, qui n’ait eu le droit de se soustraire et ne se soit soustraite au déshonneur d’obéir à un prince imposé par un ennemi momentanément victorieux. Lorsque Charles VII rentra à Paris et renversa le trône éphémère de Henri VI, il reconnut tenir son trône de la vaillance de ses braves et non d’un prince régent d’Angleterre.
« C’est aussi à vous seuls, et aux braves de l’armée, que je fais et ferai toujours gloire de tout devoir. »


Le 6, Napoléon partit de Gap pour Grenoble ; avant de parvenir aux murs de cette ville, un bataillon de la garnison qu’on envoyait pour le combattre vint à sa rencontre. Napoléon alla le reconnaître, et lui envoya un officier pour parlementer ; celui-ci ne fut pas écouté : « On m’a trompé »,dit l’Empereur à Bertrand. « N’importe, en avant ! » Et mettant pied à terre, il découvre sa poitrine : « S’il est parmi vous, dit-il aux soldats de Grenoble, s’il en est un seul qui veuille tuer son général, son Empereur, il le peut, le voici. » Les soldats répondirent par des cris de Vive l’Empereur ! dès ce moment, son triomphe fut assuré. Le lendemain, le colonel Labédoyère lui amena le 7e de ligne, et le soir du même jour, il fit sou entrée à Grenoble. Les portes de cette ville étaient fermées par ordre du général Marchand ; les habitants les brisèrent, et dirent à Napoléon : « Tenez, au défaut des clés de votre bonne ville, en voici les portes. » — « Tout est décidé maintenant, dit Napoléon à ses officiers, tout est décidé, nous allons à Paris. » Le lendemain, 8 mars, il fut complimenté en qualité d’Empereur par toutes les autorités civiles, militaires, ecclésiastiques dé la ville. Il leur dit dans ses réponses que ses droits n’étaient autres que ceux du peuple, qu’il venait les reprendre, non pour régner, ne faisant aucun cas du trône, ni pour se venger ; qu’il faut oublier que les Français ont été les maîtres du monde, qu’il ne veut régner que pour rendre la France libre, heureuse.


Avant de quitter Grenoble, il passe là garnison en revue, et publie un décret par lequel il ordonne qu’à dater du 15 mars, tous les actes publics seront faits et la justice rendue en son nom.


Le 10, à sept heures du soir, il fit son entrée dans Lyon, amenant avec lui 8.000 hommes de troupes de ligne et 30 canons ; il descendit au palais de l’archevêché, que Monsieur (Comte d’Artois), venait de quitter. On sait que ce prince ne fut accompagné dans sa fuite de Lyon que par un seul garde national à cheval. Napoléon voulait être gardé par la milice bourgeoise à pied, et il dit à la garde à cheval qui s’était présentée : « Je vous remercie de vos services. Nos institutions ne reconnaissent point de gardes nationales à cheval ; et d’ailleurs, votre conduite envers M. le comte d’Artois m’apprend ce que vous feriez si la fortune venait à m’abandonner ; je ne vous soumettrai pas à cette nouvelle épreuve. » Et immédiatement il fit appeler le cavalier qui avait escorté le prince, et lui dit : « Je n’ai jamais laissé une belle action sans récompense ; je vous donne ce la croix de la Légion d’honneur. »


À Lyon, il s’annonce sans détour comme le souverain de la France : « Puisque, disait-il, j’ai repris le gouvernement, il ne doit plus y avoir d’autre autorité que la mienne ; il faut qu’on sache, dès à présent, que c’est à moi seul qu’on doit obéir. » Alors, il dicta ces fameux décrets de Lyon, dont voici la substance.
« La Chambre des Pairs est dissoute ; les collèges électoraux des départements seront réunis à Paris dans le courant du mois de mai prochain, en assemblée extraordinaire du Champ-de-Mai, afin de prendre les mesures convenables pour corriger, modifier nos institutions selon l’intérêt et la volonté de la nation, et, en même temps, pour assister au couronnement de l’impératrice, notre bien-aimée épouse, et de celui de notre bien-aimé fils. — Tous les émigrés qui n’ont pas été rayés, amnistiés ou éliminés par nous, ou par les gouvernements qui nous ont précédé, et qui sont rentrés en France depuis le 1er janvier 1814, sortiront sur-le-champ du territoire de l’Empire. Les émigrés qui, quinze jours après la publication du présent décret, se trouveront sur le territoire de l’Empire, seront arrêtés et jugés conformément aux lois décrétées par nos assemblées nationales.


Le séquestre sera mis sur leurs biens, meublés et immeubles. La noblesse est abolie, et les lois de l’Assemblée constituante seront mises en vigueur. Les titres féodaux seront supprimés. Les lois de nos assemblées seront mises en vigueur. Les individus qui ont obtenu de nous des titres nationaux, comme récompense nationale, et dont les lettres patentes ont été vérifiées au Conseil du sceau des titres, continueront à les porter : nous nous réservons de donner des titres aux descendants des hommes qui ont illustré le nom français dans les différents siècles. Tous les généraux et officiers de terre et de mer, dans quelque grade que ce soit, qui ont été introduits dans nos armées depuis le 1er avril 1814, cesseront sur-le-champ leurs fonctions, quitteront les marques de leur grade et se rendront au lieu de leur domicile. — Tous les changements arbitraires opérés dans nos cours et tribunaux inférieurs sont nuls et non avenus. »
On ne fera pas ici mention des arrêts et proclamations que le gouvernement de Louis XVIII lança contre Napoléon. On sait que toutes ces pièces furent tout à fait impuissantes, même pour retarder d’un jour la marche de l’usurpateur qu’on avait mis hors la loi, invitant tout le monde à lui courir sus.


Le 13, Napoléon fit ses adieux aux Lyonnais : « Au moment de quitter votre ville, leur dit-il, pour me rendre dans ma capitale, j’éprouve le besoin de vous faire connaître les sentiments que vous m’avez inspirés ; vous avez toujours été au premier rang dans mes affections ; dans des moments plus tranquilles, je viendrai pour m’occuper de vos manufactures et de votre ville. Lyonnais, je vous aime. »


Le même jour, les huit puissances signataires du traité de Paris, réunies au congrès de Vienne font la déclaration suivante :
« En rompant la convention qui l’avait établi à l’île d’Elbe, Bonaparte détruit le seul titre légal auquel son existence se trouvait attachée. En reparaissant en France, avec des projets de trouble et de bouleversement, il s’est privé lui-même de la protection des lois, et a manifesté à la face de l’univers qu’il ne saurait y avoir ni paix ni trêve avec lui. Les puissances déclarent, en conséquence que Napoléon Bonaparte s’est placé hors des relations civiles et sociales, et que, comme ennemi et perturbateur du repos du monde, il s’est livré à la vindicte publique ; elles déclarent en même temps que, fermement résolues de maintenir intact le traité de paix du 30 mai 1814, et les dispositions sanctionnées par ce traité et celles qu’elles ont arrêtées ou arrêteront encore pour le compléter et le consolider, elles emploieront tous les moyens et réuniront tous leurs efforts pour que la paix générale, objet des vœux de l’Europe, et vœu constant de leurs travaux, ne soit pas troublée de nouveau. »


Le 14, Napoléon coucha à Châlons ; le lendemain, il apprit dans cette ville la défection du maréchal Ney, qui venait de passer sous ses drapeaux, après avoir lu la lettre qu’il lui avait fait écrire par Bertrand.


Le 19 mars, à minuit, le roi quitte le château des Tuileries, et le 20, à neuf heures du soir, Napoléon prend possession de ce palais. Le départ de Louis XVIII fut si précipité qu’il n’eut pas le temps d’emporter les papiers qui lui étaient personnels : Napoléon eut un moment la pensée de les faire imprimer ; mais il ordonna à son secrétaire de les brûler. Un de ses valets de chambre ayant osé placer sur la cheminée des caricatures injurieuses aux Bourbons, l’Empereur les jeta au feu, et lui ordonna sévèrement de ne plus se permettre à l’avenir de semblables impertinences.
Le 22, l’Empereur passa en revue le corps d’armée qui avait été sous le commandement du duc de Berri ; au moment où le général Cambronne et le bataillon de l’Ile d’Elbe, parurent avec leurs aigles, il prit la parole et dit :
« Soldats, voilà les braves qui m’ont accompagné dans mon malheur, ils sont tous mes amis ; toutes les fois que je les voyais, ils me représentaient les différents régiments de l’armée ; en les aimant, c’est vous tous, soldats de l’armée française que j’aimais. Ils vous rapportent ces aigles ; jurez qu’elles se trouveront partout où l’intérêt de la patrie les appellera. Que les traîtres et ceux qui voudraient envahir notre territoire n’en puissent jamais soutenir les regards. »
Les troupes répondirent avec enthousiasme : Nous le jurons !
Madame la duchesse d’Orléans douairière qui s’était cassé la cuisse, et madame la duchesse de Bourbon, sa tante, n’avaient point suivi la famille royale. Napoléon, instruit de l’embarras de leur position, ordonna de payer annuellement, à la première de ces princesses, sur le trésor, une pension de 300.000fr., et à madame la duchesse de Bourbon, la moitié de cette somme.
Les troupes impériales ayant amené M. le duc d’Angoulême à signer une capitulation par laquelle il licenciait son armée et promettait d’aller s’embarquer à Cette, le général Grouchy ne crut pas devoir exécuter la convention sans consulter l’Empereur ; il en reçut cette réponse :
« M. le comte Grouchy, l’ordonnance du roi en date du 6 mars, et la déclaration signée à Vienne, le 13, par ses ministres11, pourraient m’autoriser à traiter le duc d’Angoulême comme cette ordonnance et cette déclaration voulaient qu’on me traitât, moi et ma famille ; mais, constant dans les dispositions qui m’avaient porté à ordonner que les membres de la famille des Bourbons pussent sortir librement de la France, mon intention est que vous donniez des ordres pour que le duc d’Angoulême soit conduit à Cette, où il sera embarqué, et que vous veilliez à sa sûreté et à écarter de sa personne tout mauvais traitement.


Le 25 mars, un traité est signé à Vienne entre la Russie, l’Autriche, la Prusse et l’Angleterre, par lequel sont confirmés les principes de celui de Chaumont. Les puissances contractantes s’engagent à fournir d’abord chacune 130.000 hommes, dont un dixième au moins de cavalerie, et non compris les garnisons des places fortes ; en outre, elles ne poseront les armes, et de concert , qu’après avoir détruit la puissance de Napoléon. Le roi de France adhère à ce traité. La Suède et le Portugal refusent seuls de fournir leur contingent.


Voici la déclaration du conseil d’État qui, le 27 mars, relevait l’Empereur de sa déchéance et annulait son abdication.
« Le conseil d’État, en reprenant ses fonctions, croit devoir faire connaître les principes qui font la règle de ses opinions et de sa conduite.
« La souveraineté réside dans le peuple, il est la seule source du pouvoir.
« En 1789, la nation reconquit ses droits, depuis longtemps usurpés et méconnus.
« L’Assemblée nationale abolit la monarchie féodale, établit une monarchie constitutionnelle et le gouvernement représentatif.
« La résistance des Bourbons aux vœux du peuple amena leur chute et leur bannissement du territoire français.
« Deux fois le peuple consacra par ses actes la nouvelle forme de gouvernement, établie par ses représentants.
« En l’an VIII, Bonaparte, déjà couronné par la victoire, se trouva porté au gouvernement par l’assentiment national ; une constitution créa la magistrature consulaire.
« Le sénatus-consulte du 16 thermidor an X nomma Bonaparte Consul à vie.
« Le sénatus-consulte du 28 floréal an XII conféra à Napoléon la dignité impériale et la rendit héréditaire dans sa famille.
« Ces trois actes solennels furent soumis à l’acceptation du peuple, qui les consacra par près de 4 millions de votes.
« Aussi, pendant vingt-deux ans, les Bourbons avaient cessé de régner en France ; ils y étaient oubliés par leurs contemporains ; étrangers à nos lois, à nos institutions, à nos mœurs, à notre gloire, la génération actuelle ne les connaissait que par le souvenir de la guerre étrangère qu’ils avaient suscitée contre la patrie, et des dissensions intérieures qu’ils avaient allumées.
« En 1814, la France fut envahie par les armées ennemies et la capitale occupée. L’étranger créa un prétendu gouvernement provisoire. Il assembla la minorité des Sénateurs, et les força, contre leur mission et contre leur volonté, à détruire les constitutions existantes, à renverser le trône impérial, et à rappeler la famille des Bourbons.
« Le Sénat qui n’avait été institué que pour conserver les constitutions de l’Empire, reconnut lui-même qu’il n’avait point le pouvoir de les changer. Il décréta que le projet de constitution qu’il avait préparé serait soumis à l’acceptation du peuple, et que Louis-Stanislas-Xavier serait proclamé roi des Français aussitôt qu’il aurait accepté la constitution et juré de l’observer et de la faire observer.
« L’abdication de l’empereur Napoléon ne fut que le résultat de la situation malheureuse où la France et l’Empereur avaient été réduits par les événements de la guerre, par la trahison et par l’occupation de la capitale. L’abdication n’eut pour objet que d’éviter la guerre civile et l’effusion du sang français. Non consacré par le peuple, cet acte ne pouvait détruire le contrat solennel qui s’était formé entre lui et l’Empereur ; et quand Napoléon aurait pu abdiquer personnellement la couronne, il n’aurait pu sacrifier les droits de son fils, appelé à régner après lui.
« Cependant un Bourbon fut nommé lieutenant-général du royaume, et prit les rênes du gouvernement.
« Louis-Stanislas-Xavier arriva en France ; il fit son entrée dans la capitale ; il s’empara du trône d’après l’ordre établi dans l’ancienne monarchie féodale.
« Il n’avait point accepté la constitution dictée par le sénat ; il n’avait pas juré de l’observer et de la faire observer ; elle n’avait point été envoyée à l’acceptation du peuple ; le peuple, subjugué par la présence des armées étrangères, ne pouvait pas même exprimer librement ni valablement son vœu.
« Sous leur protection, après avoir remercié un prince étranger de l’avoir fait monter sur le trône, Louis-Stanislas-Xavier data le premier acte de son autorité de la 19e année de son règne, déclarant ainsi que les actes émanés de la volonté du peuple n’étaient que le produit d’une longue révolte ; il accorda volontairement, et par le libre arbitre de son autorité royale, une Charte constitutionnelle, appelée ordonnance de réformation ; et pour toute sanction, il la fit lire en présence d’un nouveau corps qu’il venait de créer et d’une réunion de députés qui n’étaient pas libres, qui ne l’accepta point, dont aucun n’avait caractère pour consentir à ce changement, et dont les deux cinquièmes n’avaient même plus le caractère de représentant.
« Tous ces actes sont donc illégaux. Faits en présence des anciens ennemis et sous la domination étrangère, ils ne sont que l’ouvrage de la violence. Us sont essentiellement nuls et attentatoires à l’honneur, à la liberté et aux droits du peuple.
« Les adhésions, données par des individus et par des fonctionnaires sans mission, n’ont pu ni anéantir, ni suppléer le consentement du peuple, exprimé par des votes solennellement provoqués et légalement émis.
« Si ces adhésions, ainsi que les serments, avaient jamais pu même être obligatoires pour ceux qui les ont faits, ils auraient cessé de l’être dès que le gouvernement qui les a reçus a cessé d’exister.
« La conduite des citoyens qui, sous ce gouvernement, ont servi l’Etat, ne peut être blâmée ; ils sont même dignes d’éloges, ceux qui n’ont profité de leur position que pour défendre les intérêts nationaux, et s’opposer à l’esprit de réaction et de contre-révolution qui désolait la France.
« Les Bourbons eux-mêmes avaient constamment violé leurs promesses ; ils favorisèrent les prétentions de la noblesse féodale ; ils ébranlèrent les ventes des tiens nationaux de toutes les origines ; ils préparèrent le rétablissement des droits féodaux et des dîmes ; ils menacèrent toutes les existences nouvelles ; ils déclarèrent la guerre à toutes les opinions libérales ; ils attaquèrent toutes les institutions que la France avait acquises au prix de son sang, aimant mieux humilier la nation que de s’unir à sa gloire ; ils dépouillèrent la Légion d’honneur de sa dotation et de ses droits politiques ; ils en prodiguèrent la décoration pour l’avilir ; ils enlevèrent à l’armée, aux braves leur solde, leurs grades et leurs honneurs pour les donner à des émigrés, à des chefs de révolte ; ils voulurent enfin, régner et opprimer le peuple par l’émigration.
« Profondément affectée de son humiliation et de ses malheurs, la France appelait de tous ses vœux son gouvernement national, la dynastie liée à ses nouveaux intérêts, à ses nouvelles institutions.
« Lorsque l’Empereur approchait de la capitale, les Bourbons ont en vain voulu réparer, par des lois improvisées et des serments tardifs à leur charte constitutionnelle, les outrages faits à la nation, à l’armée. Le temps des illusions était passé, la confiance était aliénée pour jamais. Aucun bras ne s’est armé pour leur défense ; la nation et l’armée ont volé au-devant de leur libérateur.
« L’Empereur, en remontant sur le trône où le peuple l’avait appelé, rétablit donc le peuple dans ses droits les plus sacrés. Il ne fait que rappeler à leur exécution les décrets des assemblées représentatives sanctionnés par la nation ; il revient régner par le seul principe de légitimité que la France ait reconnu et consacré depuis vingt-cinq ans, et auquel toutes les autorités s’étaient liées par des serments dont la volonté du peuple aurait pu seule les dégager.
« L’Empereur est appelé à garantir de nouveau, par des institutions (et il en a pris l’engagement dans ses proclamations à la nation et à l’armée), tous les principes libéraux, la liberté individuelle et l’égalité des droits, la liberté de la presse et l’abolition de la censure, la liberté des cultes, le vote des contributions et des lois par les représentants de la nation légalement élus, les propriétés nationales de toute origine, l’indépendance et l’inamovibilité des tribunaux, la responsabilité des ministres et de tous les agents du pouvoir.
« Pour mieux consacrer les droits et les obligations du peuple et du monarque, les institutions nationales doivent être revues dans une grande assemblée de ses représentants, déjà annoncée par l’Empereur.
« Jusqu’à la réunion de cette grande Assemblée représentative, l’Empereur doit exercer et faire exercer, conformément aux constitutions et aux lois existantes, le pouvoir qu’elles lui ont délégué, qui n’a pu lui être enlevé, qu’il n’a pu abdiquer sans l’assentiment de la nation que le vœu et l’intérêt général du peuple français lui font un devoir de reprendre.
« Comte DEFERMONT, comte REGMAUD DE SAINT-JEAN-D’ANGELY, comte BOULAY, comte ANDRÉOSSI, comte DARU, comte THIBAUDEAU, comte MORET, baron DE POMMEREUL, comte NAJAC, comte JOLLIVET, comte BERLIER, comte MIOT, comte DUCHATEL, comte DUMAS, comte DULAULOY, comte PELET (de la Lozère), comte FRANÇOIS, comte DE LAS-CASES, baron COSTAZ, baron MARCHAND, comte JOUBERT, comte LAVALLETTE, comte RÉAL, GILBERT DE VOISINS, baron QUINETTE, comte MERLIN, chevalier JAUBERT, baron BELLEVILLE, baron D’ALPHONSE, baron FÉLIX, baron MERLET, Charles MAILLARD, GASSON, comte DELABORDE, baron FINOT, baron JANET, baron DE PRÉVAL, baron FAIN, baron CHAMPY, C.-D. LACUÉE, baron FREVILLE, baron PELET, comte DE BONDY, chevalier BRUYÈRE.
« Le comte DEFERMONT.
« Le secrétaire général du Conseil d’État,
« Baron LOCRÉ. »
Malgré la déclaration de Vienne, du 13 mars, et le traité du 23, Napoléon n’avait pas désespéré d’amener les alliés ou du moins quelques-uns d’entre eux à un accommodement : en conséquence il adressa, le 4 avril, la lettre suivante aux souverains :
« Monsieur mon frère,
« Vous aurez appris, dans le cours du mois dernier, mon retour sur les côtes de France, mon entrée à Paris, et le départ de la famille des Bourbons. La véritable nature de ces événements doit maintenant être connue de Votre Majesté. Ils sont l’ouvrage d’une irrésistible puissance, l’ouvrage de la volonté unanime d’une grande nation qui connaît ses devoirs et ses droits. La dynastie que la force avait rendue au peuple français n’était plus faite pour lui ; les Bourbons n’ont voulu s’associer ni à ses sentiments, ni à ses mœurs ; la France a dû se séparer d’eux. Sa voix appelait un libérateur. L’attente, qui m’avait décidé au plus grand des sacrifices avait été trompée ; je suis venu, et du point où j’ai touché le rivage, l’amour de mes peuples m’a porté jusqu’au sein de ma capitale. Le premier besoin de mon cœur est de payer tant d’affection par le maintien d’une honorable tranquillité. Le rétablissement du trône impérial était nécessaire au bonheur des Français. Ma plus douce pensée est de le rendre en même temps utile au repos de l’Europe. Assez de gloire a illustré tour à tour les drapeaux de diverses nations ; les vicissitudes du sort ont assez fait succéder de grands revers à de grands succès. Une plus belle arène est aujourd’hui ouverte aux souverains, et je suis le premier à y descendre. Après avoir présenté au monde le spectacle de grands combats, il sera plus doux de ne connaître désormais d’autre rivalité que celle des avantages de la paix, d’autre lutte que la lutte sainte de la félicité des peuples. La France se plaît à proclamer avec franchise ce noble but de tous ses buts. Jalouse de son indépendance, le principe invariable de sa politique sera le respect le plus absolu pour l’indépendance des autres nations. Si tels sont, comme j’en ai l’heureuse confiance, les sentiments personnels de Votre Majesté, le calme général est assuré pour longtemps, et la justice, assise aux confins des divers États, suffira pour en garder les frontières.
« Je saisis avec empressement, etc., etc. »
Les alliés inébranlables dans la résolution qu’ils avaient prise, gardèrent le silence sur cette lettre. Qu’auraient-ils pu répondre à des sentiments si dignement exprimés ?
Napoléon ne dut plus voir d’autre salut pour lui que dans la guerre. Il s’y était déjà préparé. Depuis son retour, huit armées s’étaient formées, sous les noms d’armées du Nord, de la Moselle, du Rhin, du Jura, des Alpes, des Pyrénées, de Paris, de Laon ; 150 batteries étaient disponibles ; on organisait des corps francs et des partisans. La levée en masse des sept départements frontières du Nord et de l’Est était résolue et prête ; les places fortes étaient bien approvisionnées, les défilés étaient gardés, la France enfin pouvait se croire capable de défier, de soutenir et même de repousser les efforts de l’Europe coalisée. Napoléon avait restitué aux régiments ces beaux surnoms d’Invincible, de Terrible, d’Incomparable, qu’ils brûlaient de mériter toujours. L’armée comptait 200.000 hommes. La garde nationale, composée de 3.130 bataillons, dont 1.500 compagnies de chasseurs et de grenadiers, formant 180.000 hommes, fut mise à la disposition du ministre de la guerre.
Cependant, le 12 mai, un rapport est publié à Vienne, par ordre du Congrès, dans lequel il est dit que les puissances ne se croient pas autorisées à imposer un gouvernement à la France ; et elles ne cessent d’armer en faveur des Bourbons.
Le 27 mai, les souverains d’Autriche, de Prusse et de Russie, quittent Vienne pour aller se mettre à la tête de leurs armées, qui sont en pleine marche sur la France.
Le 1er juin eut lieu la réunion dite du Champ-de-Mai ; le service divin fut célébré sur un autel immense, élevé au milieu du Champ-de-Mars. On remarqua l’attitude de Napoléon pendant la cérémonie, elle avait toutes les marques dé la grandeur et du triomphe. Après avoir répondu au discours de l’orateur de la députation des électeurs des départements, Napoléon prêta serment sur l’Évangile aux constitutions de l’Empire et à leur observation ; il reçut le serment de fidélité du peuple par les électeurs.
Le 7 juin, Napoléon fait l’ouverture des Chambres ; à cette occasion, il prononça un discours, dont voici quelques passages :
« Aujourd’hui s’accomplit le désir le plus pressant de mon cœur : je viens commencer la monarchie constitutionnelle. La monarchie est nécessaire en France pour garantir la liberté, l’indépendance et les droits du peuple. J’ambitionne de voir la France jouir de toutes les libertés possibles ; je dis possibles, parce que l’anarchie ramène toujours un gouvernement absolu. L’armée et moi, nous ferons notre devoir. Vous, Pairs et Représentants, donnez à la nation l’exemple de la confiance ; de l’énergie et du patriotisme ; et comme le Sénat du grand peuple de l’antiquité, soyez décidés à mourir plutôt que de survivre au déshonneur et à la dégradation de la France. La cause sainte de la patrie triomphera. »
Deux jours après, dans ses réponses . aux adresses des deux Chambres, il disait aux Pairs :
« La lutte dans laquelle nous sommes engagés est sérieuse ; l’entraînement de la postérité n’est pas le danger qui nous menace aujourd’hui. C’est sous les fourches Caudines que les étrangers veulent nous faire passer. C’est dans les temps difficiles que les grandes nations, comme les grands hommes, déploient toute l’énergie de leur caractère, et deviennent un objet d’admiration pour la postérité. »
Il dit aux Représentants :
« La constitution est notre point de ralliement ; elle doit être notre étoile polaire dans ces moments d’orage. Toute discussion publique qui tendrait directement ou indirectement à diminuer la confiance qu’on doit avoir dans ses dispositions, serait un malheur pour l’État. N’imitons pas l’exemple du Bas-Empire, qui, pressé de tous côtés par les Barbares, se rendit la risée de la postérité en s’occupant de discussions abstraites au moment où le bélier brisait les portes de la ville. Dans les affaires, ma marche sera toujours droite et ferme. Aidez-moi à sauver la patrie. »


Situation et nombre despuissances liguées contre la France.


Bien des gens ont accusé Napoléon de témérité, lorsqu’en 1815, quittant l’île d’Elbe, il remonta sur son trône avec la ferme espérance de s’y maintenir malgré la coalition, dont les armées réunies pouvaient être le triple ou le quadruple de celles qu’il lui était possible de leur opposer ; mais Napoléon avait si bien calculé les distances et les temps, qu’il était certain de rencontrer ses adversaires, presqu’à forces égales, sur tous les champs de bataille. Son habileté doit rétablir partout l’équilibre, et toutes les probabilités de la victoire sont en face des Français.
En effet, dès le mois d’avril 1815, les armées russes repassent le Niémen, celles de la Prusse et de l’Autriche sont en partie sur le pied de paix. La plupart des corps prussiens occupent la rive droite de l’Elbe, et une bonne partie de l’armée autrichienne tient garnison dans le royaume de Naples. Les Anglais ont la moitié de leurs forces en Amérique.
Ainsi, l’on calculait que les armées de la Russie, de l’Autriche, de la Prusse et de l’Angleterre, ne pouvaient être complétées chacune à 150.000 hommes (suivant les conventions faites entre ces puissances), et rendues sur les frontières de la France, que vers la fin du mois de juillet. L’armée anglaise, renforcée de celle de Hanovre, ne pouvait compter que 80.000 hommes. Les contingents de Hollande et Belgique, de Nassau, de Danemarck, des maisons de Saxe, de Bavière, de Hesse, de Bade, de Wurtemberg, devaient se fondre dans les années des quatre grandes puissances.
Au commencement de juin il n’y avait que les armées des généraux Blücher et Wellington qui fussent en mesure de se battre ; elles présentaient une force disponible de 200.000 hommes. Les forces combinées contre la France, d’après les documents officiels, s’élevaient aux chiffres suivants :
Autrichiens en Italie. . . . . . . . 159.000
Autrichiens sur le Haut-Rhin . .150.000
Russes en-deçà de l’Oder et en
marche sur le Rhin . . . . . . . . 280.000
Prussiens. . . . . . . . . . . . . . . . 220.000
États d’Allemagne. . . . . . . . . . 150.000
Hollande . . . . . . . . . . . . . . . . . 50.000
Grande-Bretagne. . . . . . . . . . . .59.000
Total :. . . . . . . . . . . . . . . . . 1.068.000
Dans la nuit du 12 juin, l’Empereur partit pour l’armée rassemblée sur la frontière du nord de la France.
Napoléon avait formé trois plans de campagne : il s’arrêta au troisième, d’après lequel il devait, le 15 juin, attaquer les deux armées anglaise et prussienne, les séparer, les battre l’une après l’autre, et en cas de revers se retirer sur Paris et sous Lyon.


Situation des armées françaises en avril, mai, juin. — Préparatifs de défense.


En mai, la France comptait 105 régiments d’infanterie, dont l’effectif, l’un portant l’autre, montait à 900 hommes, dont les deux tiers étaient présents sous les armes ; toute l’infanterie présentait donc 80.000 hommes disponibles. Le génie présentait trois régiments chacun de deux mille hommes ; l’artillerie avait 8 régiments à pied et 4 à cheval, ces derniers avaient tout au plus 100 canonniers montés. Les bataillons du train ne comptaient pour ainsi dire que des cadres et ne disposaient que d’un très-petit nombre de chevaux de trait. Le personnel de l’artillerie et du génie était encore suffisant pour les plus grandes armées. Le matériel, malgré les pertes éprouvées les années précédentes, pouvait suffire pendant plusieurs campagnes. Les magasins contenaient 150.000 fusils neufs et 300.000 tant en pièces de rechange qu’en fusils à réparer.
La cavalerie était dans le plus mauvais état. Réduite à 57 régiments, dont
2 de carabiniers,
12 de cuirassiers,
30 de dragons et chasseurs,
6 de lanciers,
7 de hussards,
elle ne pouvait pas monter 14.000 hommes. Tous les régiments et leurs dépôts formaient au plus 17.000 chevaux.
L’armée était généralement mal vêtue. Il n’y avait pas une aune de drap dans les magasins.
L’Empereur appela sous les drapeaux tous les hommes en congé, tous les anciens militaires et la conscription de 1815. On leva 200 bataillons de garde nationale, ce qui donna une force de 120.000 hommes. L’organisation de 6.000 canonniers garde-côtes, et la création de 20 régiments d’infanterie de marine furent ordonnées ; la cavalerie fut renforcée par 12.000 chevaux pris et payés comptant à la Gendarmerie.
En juin, l’armée de terre comptait :
Infanterie 225.000, dont 120.000 en état d’agir.
Cavalerie 50.000, dont 30.000 en état d’agir.
Artillerie 6 à 700 bouches à feu.
Un grand nombre d’ateliers d’armes, établis dans Paris, fournissaient 1.500 fusils par jour, et, avant le 1er juillet, ils devaient en livrer de 3 à 4.000. Toutes les manufactures d’armes de l’Empire avaient doublé leurs produits.
La défense de toutes les places une fois assurée, Paris et Lyon furent choisis comme grands centres de résistance. On réunit, dans la première de ces villes, 400 pièces de campagne et 300 de gros calibre, et, à Lyon, un équipage de 100 bouches à feu de gros calibre et 100 d’artillerie de campagne.
On ne peut reprocher ni à l’Empereur, ni aux ministres, ni à la nation, aucun retard ; tout se fit comme par enchantement.
Le 14 juin au soir, Napoléon fait publier un ordre du jour dans lequel il emploie tous les moyens oratoires pour exciter l’ardeur et le courage de ses soldats, leur rappelant leurs anciennes victoires, leur supériorité sur des ennemis qu’ils avaient battus tant de fois, les dangers qui menaçaient la patrie.
Ayant calculé, avec sa sagacité ordinaire, qu’il faudrait deux jours aux armées anglaise et prussienne pour opérer leur jonction, la première ayant son quartier général à Bruxelles, et la seconde le sien à Namur, il fit ses dispositions, le 15, à la pointe du jour, pour tomber sur les Prussiens. Attaqué par trois colonnes, Blücher fut vivement repoussé avec perte de quelques milliers d’hommes. Charleroi fut pris, et dans la nuit du 15 au 16, toute l’armée française avait passé la Sambre ; elle bivouaqua entre les deux armées ennemies. Ce succès est d’autant plus remarquable que le lieutenant-général Bourmont, chef d’état-major du 4e corps, aux ordres du général Gérard, avait passé à l’ennemi.
Le 16, le maréchal Ney, qui commandait la gauche, avait reçu ordre d’occuper avec 43.000 hommes, en avant des Quatre-Bras (croisement de quatre chemins), une position sur la route de Bruxelles, en conservant en même temps celle de Nivelle et de Namur. L’inexécution de cet ordre empêcha la bataille de Ligny, sous Fleurus, qui se livra dans la journée, d’être décisive. Elle coûta aux Anglais et aux Prussiens une trentaine de mille hommes. L’acharnement fut tel entre les deux armées ennemies que le village de Ligny fut pris et repris jusqu’à cinq fois.
« Il se peut, disait Napoléon pendant l’action au général Gérard, il se peut, si Ney exécute bien mes ordres, que le sort de la guerre soit décidé dans trois heures. Il ne s’échappera pas un canon de l’armée prussienne. »
La perte de l’ennemi fut évaluée de 8 à 9.000 hommes.
Le 17, à la pointe du jour, le général Pajol se mit à la poursuite des Prussiens dans la direction de Wavres, et prit beaucoup de bagages. Grouchy et Ney n’ayant pas exécuté les ordres de Napoléon aussi promptement qu’ils le devaient, la journée du 17 se passa sans résultats avantageux pour l’armée française.
Le lendemain eut lieu la fameuse bataille de Waterloo, ainsi appelée du nom du village où les Anglais avaient leur quartier général. À dix heures du matin, l’armée française, forte de 69.000 hommes et de 242 pièces de canons, se trouva rangée sur six lignes. L’armée anglo-hollandaise, qui se déploya devant elle comptait 90.000 combattants et 255 pièces de canon.
Napoléon, qui attendait toujours Grouchy, se décida à tourner la gauche de l’ennemi, afin d’offrir un point de jonction, au corps que devait amener ce général. Cependant on apprit par un prisonnier, porteur d’une lettre pour Wellington, qu’un corps d’armée que l’on apercevait à l’horizon, dans la direction de Saint-Lambert, n’était pas celui de Grouchy : c’était l’avant-garde d’un corps de 30.000 hommes, aux ordres du général prussien Bulow. Cette grave circonstance détermina Napoléon à donner 10.000 hommes au comte Lobau pour les opposer à la marche des Prussiens. Il se trouva ainsi réduit à 59.000 hommes sur sa ligne de bataille, tandis que l’armée ennemie recevait un renfort qui la portait à 120.000 combattants, ce qui fit dire par Napoléon au duc de Dalmatie : « Nous avions ce matin quatre-vingt-dix chances pour nous ; l’armée de Bulow nous en fait perdre trente. Si Grouchy arrive à propos, il nous en reste encore soixante contre quarante. »
À midi, l’Empereur donne ordre au maréchal Ney de commencer le feu et de s’emparer de la ferme de la Haye-Sainte et du village de la Haye. Les Anglais, qui défendaient ces positions, foudroyés par 80 bouches à feu, en sont chassés au bout de trois heures, et mis en déroute complète sur la chaussée de Bruxelles.
La victoire était certaine si le général Bulow n’avait pas au même instant opéré une fatale diversion avec ses 30.000 hommes, que le comte Lobau ne put contenir avec les 10.000 qu’il commandait : il fallut lui envoyer du renfort pour le soutenir.
Enfin, à sept heures du soir, les Prussiens sont débordés à leur tour et forcés à la retraite. En môme temps, du côté de l’aile opposée sur la droite, les Anglais étaient chassés du champ de bataille, et la droite de Wellington se trouvait aussi débordée. Alors des cris de victoire se font entendre : c’est trop tôt d’une heure, dit Napoléon, cependant il faut soutenir ce qui est fait.
Cependant, Blücher, ayant dérobé sa marche au général Grouchy, accourait en toute hâte, à la tête de 30.000 hommes, au secours de ses alliés ; il eut le bonheur, pour eux, de rencontrer Bulow, qui déjà était en pleine retraite, et d’opérer sa jonction avec l’armée de Wellington, qu’il trouva dans une position désespérée.
Dès lors les Français eurent à combattre contre 150.000 hommes, étant un contre deux et demi ! Le soleil était couché, et néanmoins il fallait livrer une troisième bataille, après avoir combattu sans relâche pendant plus de sept heures consécutives. Blücher, avec quatre divisions, se porte sur le village de la Haye. La seule division française qui le défendait fut culbutée et mise en fuite. C’est, dit-on, à cette occasion, que fut entendu le cri désespérant de sauve qui peut. Dès ce moment, le champ de’bataille fut envahi par la cavalerie ennemie ; l’armée française, disloquée, opéra sa retraite dans le plus affreux désordre, et tout fut consommé.
Napoléon, au désespoir, manifeste hautement là résolution de ne pas survivre à la défaite de son armée ; il met l’épée à la main, et, se plaçant avec son état-major au milieu d’un des carrés de sa garde, il commande le feu. La mort ne veut pas de vous, lui disent les grenadiers qui le pressent de tous côtés, et en même temps ils l’arrachent de cette scène de carnage, et l’entraînent malgré lui hors du champ de bataille.
Les équipages de Napoléon restèrent au pouvoir de l’ennemi. Dans la suite, les Anglais faisaient voir, à Londres, sa voiture à prix d’argent. Dans la nuit du 18 au 19, une sorte de charrette le transporta à Philippeville. Là, il trouva une calèche dans laquelle il monta avec le général Bertrand.
Ainsi finit la journée de Waterloo, la seule grande bataille que les Français aient totalement perdue depuis Louis XIV : car nous fûmes vaincus en Russie par le froid, et non par les hommes, et les batailles de Leipzig permirent une retraite honorable et laissèrent des espérances ; après Waterloo, la puissance de Napoléon ne fut plus qu’une ombre.
« Dans ces combats et les précédents, les soldats français se battirent avec autant de bravoure et de confiance dans la victoire qu’ils en avaient montrées dans les plus belles journées ; mais plusieurs généraux, le maréchal Ney lui-même, n’étaient plus les mêmes hommes : ils n’avaient plus cette énergie ni cette brillante audace qu’ils avaient si souvent déployées autrefois. Ils étaient devenus craintifs et circonspects dans toutes leurs opérations ; leur bravoure personnelle seule leur était restée. Ainsi, le 15, le général Vandamme arriva à Charleroi quatre heures plus tard qu’il ne le devait ; ainsi il s’arrêta avec le maréchal Grouchy à Gilly, au lieu d’attaquer vivement et de se porter sur Fleurus…
« Personne ne peut douter qu’il n’y eût dans l’armée française quelques officiers et quelques hommes éparpillés dans divers régiments qui se plaisaient à exagérer les forces de l’ennemi, à publier à chaque instant qu’on était tourné. On a déjà vu que le 14, le général Bourmont, avec un colonel du génie, avaient passé à l’ennemi, et, pendant la bataille du 16, plusieurs officiers désertèrent. Dans le fort de l’action, Napoléon reçut cinq ou six rapports alarmants. L’un était celui d’un général qui annonçait que Vandamme, avec tout son état-major, était passé à l’ennemi ; un autre, qu’il fallait se méfier du maréchal Soult. Un maréchal-des-logis de dragons vint d’un air tout éperdu, demandant à grands cris à parler à l’Empereur, et lui dit : « Sire, je viens prévenir Votre Majesté que le général Hanain harangue en ce moment les officiers de sa division pour les faire passer à l’ennemi… » (C’était faux. Vandamme était loin d’avoir la pensée de trahir, et le général Hanain, au moment où il était ainsi accusé, avait la cuisse emportée par un boulet.)
« Telle était la situation des esprits que les soldats n’avaient réellement confiance que dans Napoléon ; ils étaient disposés à se croire trahis à chaque instant. Plusieurs bons officiers qui avaient servi dans la maison du roi avaient été replacés dans des régiments. On n’eut aucun reproche à leur faire ; mais le soldat nourrissait toujours des soupçons contre eux. » (Gourgaud, Campagne de 1815.)
L’Empereur, pendant sa retraite, donna ordre aux troupes de se rallier à Laon. Il entra dans cette ville le 19, et par ses soins on y organisa le service pour une armée de 80.000 hommes. On estime que, sous peu de jours, Napoléon aurait pu reprendre les hostilités avec une armée de 120.000 hommes, soutenue par 350 bouches à feu. « Tout pouvait encore se réparer », disait-il à Sainte-Hélène ; « mais il fallait du caractère, de l’énergie, de la part des officiers, des Chambres, de la nation tout entière. Il fallait qu’elle fixât les yeux sur Rome après la bataille de Cannes, et non sur Carthage après la bataille de Zama. »
Napoléon voulait rester à Laon pour y défendre, ne fût-ce qu’avec 12.000 hommes, les approches de Paris ; mais on lui fit observer que sa présence était nécessaire à Paris pour tranquilliser les esprits et déterminer les habitants de cette ville, sur lesquels il pouvait compter, à prendre les armes. Il se rendit malgré lui à ces raisons : « Puisqu’on le croit, je cède, dit-il. Je suis persuadé qu’on me fait faire une sottise : ma vraie place est ici. »
Un écrivain distingué, M. Victor Maingarnauld, a parfaitement résumé les événements à partir du retour de Napoléon dans la capitale jusqu’au moment de son abdication : nous avons cru devoir adopter ce résumé et le reproduire textuellement ici, parce qu’il comprend le récit exact et complet d’une des périodes les plus intéressantes de la vie de Napoléon.
L’Empereur arriva le 20 juin à Paris. Son intention fut de réunir les Chambres en séance impériale, de leur peindre les malheurs de l’armée, de leur demander les moyens de sauver la patrie, et ensuite de repartir. C’est alors qu’il apprit avec surprise que les Chambres, à la nouvelle des désastres du mont Saint-Jean, augmentés par la malveillance et le rapport inexact du maréchal Ney, avaient montré des dispositions plus hostiles que françaises ; que les esprits, dirigés par la faction des faux républicains, étaient dans une grande agitation ; qu’il était à craindre que les représentants ne répondissent point à l’attente du prince, et qu’il eût mieux valu ne point se séparer de l’armée, qui faisait sa force et sa sûreté. Mais l’Empereur croyait et devait croire que sa présence contiendrait les perturbateurs.
« Quelques instants de repos l’eurent bientôt remis de ses fatigues ; aussitôt il rassembla son conseil : « Nos malheurs sont grands, lui dit-il, je suis venu pour les réparer, pour imprimer à la nation un grand et noble dévouement. Si elle se lève, l’ennemi sera écrasé ; si au lieu de levées, de mesures extraordinaires, on dispute, tout est perdu. L’ennemi est en France ; j’ai besoin, pour sauver la pairie, d’être revêtu d’un grand pouvoir, d’une dictature temporaire. Dans l’intérêt de la patrie, je pourrais me saisir de ce pouvoir ; mais il serait plus utile et plus national qu’il me fût donné par les Chambres. » Interpellés de dire leur sentiment sur les mesures de salut public qu’exigeaient les circonstances, les ministres baissèrent les yeux et ne répondirent pas.
« L’intègre Carnot, ministre de l’intérieur, guidé par le seul intérêt de la France, fut d’avis qu’il fallait déclarer la patrie en danger, appeler aux armes les fédérés et les gardes nationales, mettre Paris en état de siège, le défendre, se retirer à la dernière extrémité derrière la Loire, s’y retrancher, rappeler l’armée de la Vendée, les corps d’observation du Midi, et tenir l’armée en arrêt jusqu’à ce qu’on eût pu réunir et organiser des forces suffisantes pour reprendre l’offensive et le chasser de France.
« Caulincourt, ministre des affaires étrangères, en rappelant les événements de 1814, soutint que l’occupation de la France par l’ennemi déciderait une seconde fois du sort du trône ; qu’il fallait un grand effort de la nation pour sauver l’indépendance ; que la question du salut de l’État était dans les Chambres et dans leur union avec l’Empereur.
« Fouché, ministre de la police, et plusieurs de ses collègues, en partageant ce sentiment, dirent qu’en montrant aux Chambres de la confiance et de la bonne foi (et c’était Fouché qui parlait de bonne foi !) on parviendrait à leur faire sentir le devoir de leur réunion à Napoléon, pour sauver ensemble, par des mesures énergiques, l’honneur et l’indépendance de la nation12.
« Decrès, ministre de la marine, déclara nettement qu’on ne devait pas compter sur les Chambres, dont les membres étaient mal disposés et paraissaient décidés à se porter à de violents excès.
« Régnault ajouta qu’il ne croyait pas que les Représentants voulussent seconder les intentions de l’Empereur, et qu’au contraire il craignait qu’ils ne demandassent son abdication.
« Lucien soutint avec force que plus les crises étaient grandes, plus on devait déployer d’énergie ; que si les chambres ne voulaient pas seconder l’Empereur, l’Empereur se passerait de leur assistance ; qu’il fallait qu’il se déclarât dictateur, qu’il mît la France en état de siège, et appelât à sa défense tous les patriotes et tous les Français.
« Ce fut le seul bon avis et celui que Carnot adopta en déclarant qu’il lui paraissait indispensable que l’Empereur eût, pendant la durée de la crise, une grande et imposante autorité ; mais cela ne suffisait pas : il fallait avant tout dissoudre les Chambres et faire arrêter la faction qui les dominait.
« L’Empereur ne partagea point cependant l’avis de son frère ; il croyait toujours que la présence de l’ennemi rendrait aux députés le sentiment de leurs devoirs… « La nation, dit-il, ne les a point envoyés pour me renverser, mais pour me soutenir. Je ne les crains point.
Quelque chose qu’ils fassent, je serais toujours l’idole du peuple et de l’armée. Si je disais un mot, ils seraient tous perdus : mais ne craignant rien pour moi, je crains tout pour la patrie… Le patriotisme de la nation et son attachement à ma personne nous offrent d’immenses ressources ; tout n’est pas désespéré. » Passant ensuite successivement en revue les moyens de réparer les désastres de mont Saint-Jean, il retraça à grands traits le tableau des maux dont une invasion menaçait la patrie, prévenant toutes les objections, indiquant tous les obstacles et toutes les ressources. Son éloquence fît passer la conviction dans l’âme de la plupart des membres du conseil ; les opinions jusqu’alors divisées tendaient à se rapprocher ; on allait délibérer, quand on fut interrompu par un message de la Chambre des représentants.
« Cette Chambre s’était assemblée à midi et un quart. Lafayette montant à la tribune, avait soumis à l’Assemblée les propositions suivantes :
« La Chambre des représentants déclare que l’indépendance de la nation est menacée.
« La Chambre se déclare en permanence. Toute tentative de la dissoudre est un crime de haute trahison. Quiconque se rendrait coupable de cette tentative sera déclaré traître à la patrie et sur-le-champ jugé comme tel.
« L’armée de ligne ei la garde nationale, qui ont combattu et combattent encore pour défendre la liberté, l’indépendance et le territoire français, ont bien mérité de la patrie.
« Les ministres de la guerre, des relations extérieures et de l’intérieur sont invités à se rendre sur-le-champ dans le sein de l’Assemblée. »
Ces propositions ne tendaient rien moins qu’à élever la Chambre au-dessus de tous les pouvoirs constitutionnels, qu’à isoler dans cette circonstance difficile la nation de l’Empereur, qu’à la livrer à l’anarchie ou aux mains avides de l’étranger, enfin à lui ravir tout espoir de salut. Elles n’en furent pas moins accueillies par de nombreux applaudissements et adoptées. On avait arrêté qu’elles seraient transmises à la Chambre des pairs et à l’Empereur ; et c’était le message dont la remise avait interrompu le conseil.
L’Empereur, après la lecture de cette déclaration, leva la séance : toutefois, il prescrivit en même temps à Regnauld de se rendre à la Chambre, de lui annoncer qu’il était de retour, qu’il venait de convoquer le conseil des ministres ; que l’armée, après une victoire signalée, avait livré une grande bataille, que tout allait bien, et que les Anglais étaient battus lorsque les malveillants avaient causé une terreur panique ; que l’armée se ralliait ; que lui était venu pour se concerter avec ses ministres et avec les chambres, et qu’il s’occupait en ce moment des mesures de salut public qu’exigeaient les circonstances.
Carnot, par ordre de l’Empereur, porta en même temps la même communication à la Chambre des pairs, et elle y fut reçue avec le calme et le respect convenables ; mais Regnauld, moins heureux, ne put modérer l’impatience des représentants qui, par un nouveau message, renouvelèrent impérieusement aux ministres l’invitation de se présenter à la barre.
Napoléon, choqué de voir que la Chambre s’arrogeât des droits qui ne lui appartenaient pas sur ses ministres, leur défendit de s’y rendre ; mais, fatigué d’entendre la relation qui était faite du bruit et du tumulte inconvenant qui s’en était suivi à l’Assemblée, il les autorisa à prévenir le président de leur prochaine arrivée ; néanmoins, ne voulant pas laisser croire qu’ils obéissaient aux injonctions de la Chambre, il les y députa comme chargés d’un message impérial, et les fit accompagner par Lucien, qui, après avoir déposé sur le bureau les pouvoirs et le message de l’Empereur, demanda un comité secret pour entendre les ministres. Les tribunes étant évacuées, on lut le message de Sa Majesté qui annonçait la perte de la bataille, et nommait Caulincourt, Fouché et Carnot, commissaires pour traiter de la paix avec les alliés.
Celte lecture ne fut point interrompue ; mais à peine fut-elle terminée, que, de toutes les parties de la salle, des interpellations aussi absurdes qu’insignifiantes furent adressées aux ministres, et portèrent en un instant la confusion dans les délibérations de l’Assemblée.
Le trouble étant un peu apaisé, Lacoste, l’un des plus emportés, parvint à se faire entendre, et, après s’être efforcé de faire voir que les ministres n’avaient en leur pouvoir aucun moyen de communication : « Vous le savez comme moi, c’est à Napoléon seul que l’Europe a déclaré la guerre. Séparez donc désormais la nation de Napoléon ? Pour moi, je le déclare, je ne vois qu’un homme entre la paix et nous : qu’il parte, et la patrie sera sauvée. »
« Jamais proposition ne fut plus intempestive, ou d’une plus insigne mauvaise foi ; car on savait bien que dans cet instant, on devait rallier la France et l’armée autour de Napoléon, si on voulait franchement les sauver l’une et l’autre. Lucien s’empressa de répondre, et s’efforça de prouver que la Chambre ne pouvait se séparer de l’Empereur sans perdre l’État, sans manquer à ses serments, sans flétrir à jamais l’honneur national, au moment, surtout, où les ministres des affaires étrangères et de la guerre (Davoust), venaient de donner des explications satisfaisantes. Tout paraissait enfin, pour le bonheur de la France, rallier à la cause de l’Empereur la majorité de l’Assemblée, et présager une issue favorable, lorsque La Fayette, apostrophant le frère de l’Empereur, réussit à rallumer le feu de la discorde qui s’éteignait peu à peu, et tout fut perdu.
« L’Assemblée nomma une commission de cinq membres, composée du président et des vice-présidents, pour se concerter avec le Conseil des ministres et une commission de la Chambre des pairs. Celle-ci nomma effectivement une commission de six membres, et la conférence s’ouvrit le même soir, à onze heures, en présence de Lucien. Il fut décidé, à la majorité de seize voix contre cinq :
« 1° Que le salut de la patrie exigeait que l’Empereur consentît à ce que les deux Chambres nommassent une commission qui serait chargée de négocier directement avec les puissances coalisées, aux conditions de respecter l’indépendance nationale et le droit qu’a tout peuple de se donner les constitutions qu’il juge à propos.
« 2° Qu’il convenait d’appuyer ces résolutions par l’entier développement des forces nationales ;
« 3° Que les ministres d’État proposeraient les moyens propres à fournir des hommes, des chevaux, de l’argent, ainsi que les mesures nécessaires pour contenir et réprimer les mouvements de l’intérieur.
« Cette résolution ne remplissait pas le but désiré de l’ambitieuse Chambre : La Fayette la combattit sans ménagements ; on n’y parlait pas de l’abdication ; et selon lui, le moyen le plus sûr et le plus prompt pour faire cesser l’état inquiétant où se trouvait la France, résidait uniquement et exclusivement dans l’abdication de Napoléon, et qu’il fallait l’inviter, au nom de la patrie, à se démettre de la couronne.
« Lucien déclara que l’Empereur était prêt à faire tous les sacrifices que le salut de la France pouvait exiger ; mais que le moment de recourir à cette ressource désespérée n’était point arrivé, et qu’il était convenable d’attendre, dans l’intérêt de la France elle-même, le résultat des ouvertures qui seraient faites aux alliés.
« L’Assemblée partagea cette opinion et se sépara de lassitude à trois heures du matin. Le général Grenier fut chargé par ses collègues de rendre compte à la Chambre du résultat de cette conférence. Ce qu’il fit, en ajoutant, d’après l’avis que les ministres venaient de lui donner, que la Chambre allait recevoir un message par lequel l’Empereur déclarait qu’il trouvait bon que l’Assemblée nommât les ambassadeurs à envoyer aux alliés, et que s’il était un obstacle invincible à ce que la nation fût admise à traiter de son indépendance, il serait toujours prêt à faire le sacrifice qui lui serait demandé.
« Cette généreuse explication eût satisfait des hommes sincèrement attachés au salut de la patrie et à leurs serments de fidélité jurée au prince ; mais, loin de calmer les têtes furibondes, elles fermentèrent davantage ; les meneurs s’agitaient tellement en tous sens, que déjà il était question de prononcer la déchéance. Quel prestige trompeur ou quelles promesses de nos ennemis fascinaient les yeux de ces hommes qui se croyaient l’élite des citoyens !
« L’Empereur fut averti de ce qui se passait ; indigné de la violence qu’on voulait lui faire, il rejeta d’abord toutes les instances qui lui furent renouvelées. Cependant, cédant aux conseils de ses ministres, de ses frères et de quelques-uns de ses serviteurs, il consentit à abdiquer plutôt que de se mettre à la tête de son armée, qui se formait devant Paris, forte déjà de 80.000 hommes, et qui, inquiète de son Empereur, l’appelait à grands cris.
« Fouché eut ordre d’écrire à la Chambre qu’elle allait être satisfaite ; et Lucien écrivit, sous la dictée de l’Empereur, la déclaration suivante :


Déclaration au peuple français13.


« Français ! en commençant la guerre pour soutenir l’indépendance nationale, je comptais sur la réunion de tous les efforts, de toutes les volontés, et le concours de toutes les autorités nationales. J’étais fondé à en espérer le succès, et j’avais bravé toutes les déclarations des puissances contre moi. Les circonstances paraissent changées. Je m’offre en sacrifice à la haine des ennemis de la France ; puissent-ils être sincères dans leurs déclarations, et n’en avoir jamais voulu qu’à ma personne ! Ma vie politique est terminée, et je proclame mon fils sous le titre de Napoléon II, empereur des Français. Les ministres actuels formeront provisoirement le conseil de gouvernement. L’intérêt que je porte à mon fils, m’engage à inviter les Chambres à organiser sans délai la Régence par une loi. Unissez-vous tous pour le salut public, et pour rester une nation indépendante14. »
« Cette déclaration fut entendue dans le plus grand calme : il régna ensuite un profond silence : l’Assemblée semblait se recueillir, et rendre par là hommage au prince qui venait de se résigner. La Chambre arrêta à l’unanimité qu’une députation solennelle porterait à l’Empereur, au nom de la nation, l’expression du respect et de la reconnaissance avec lesquels elle acceptait le noble sacrifice qu’il avait fait à l’indépendance et au bonheur du peuple français.
« Napoléon répondit avec dignité :
« Je vous remercie des sentiments que vous m’exprimez ; je désire que mon abdication puisse faire le bonheur de la France, mais je ne l’espère pas ; elle laisse l’État sans chef, sans existence politique. Le temps perdu à renverser la monarchie aurait pu être employé à mettre la France en état d’écraser l’ennemi. Je recommande à la Chambre de renforcer promptement les armées ; qui veut la paix doit se préparer à la guerre. Ne mettez pas cette grande nation à la merci des étrangers ; craignez d’être déçus dans vos espérances. C’est là qu’est le danger. Dans quelque position que je me trouve, je serai toujours bien si la France est heureuse. »
« La Chambre des pairs s’empressa de suivre l’exemple des députés.
« L’abdication de Napoléon laissa le champ libre à l’ambition des factieux. Partagés d’opinions sur le chef qu’ils se choisiraient, un petit nombre seulement gardaient la neutralité, quoique tous regardassent le trône comme vacant. Après bien des discussions, il fut arrêté qu’on nommerait une commission exécutive de gouvernement, dont les membres furent pris dans le sein des deux Chambres. Cette violation de l’acte d’abdication le rendait nul, puisqu’on ne proclamait pas Napoléon II, en faveur de qui cette abdication avait été donnée. L’Empereur aurait dû alors se remettre à la tête de sa brave armée, combattre les ennemis qui s’avançaient sur Paris, qu’ils savaient plein d’agitation, et dont ils prétendaient tirer un parti avantageux ; mais, loyal dans toutes ses actions, l’Empereur partit pour Rochefort, d’où il pensait s’embarquer pour les États-Unis d’Amérique.
« L’ignominie de la faction, c’est que, tenant tous les fils de la trame ourdie pour enlacer ce prince, elle les tendait au moment de son départ, afin de le livrer à ses plus cruels ennemis ; heureusement qu’il échappa encore une fois à la trahison. Ne voulant point cependant s’éloigner de l’armée sans lui faire ses adieux, il lui adressa cette proclamation, dans laquelle il se montre toujours grand, toujours généreux, et toujours Français.
« Soldats !
« Quand je cède à la nécessité qui me force de m’éloigner de la brave armée française, j’emporte avec moi l’heureuse certitude qu’elle justifiera, par les services éminents que la patrie attend d’elle, les éloges que nos ennemis eux-mêmes ne peuvent lui refuser.
« Soldats ! je suivrai vos pas, quoique absent. Je connais tous les corps, et aucun d’eux ne remportera un avantage signalé sur l’ennemi, que je ne rende justice au courage qu’il aura déployé. Vous et moi nous avons été calomniés. Des hommes indignes d’apprécier vos travaux ont vu, dans les marques d’attachement que vous m’avez données, un zèle dont j’étais seul l’objet ; que vos succès futurs leur apprennent que c’était la patrie, par-dessus tout, que vous serviez en m’obéissant ; et que si j’ai quelque part à votre affection, je le dois à mon ardent amour pour la France, notre mère commune.
« Soldats ! encore quelques efforts, et la coalition est dissoute. Napoléon vous reconnaîtra aux coups que vous allez porter.
« Sauvez l’honneur, l’indépendance des Français ; soyez jusqu’à la fin tels que je vous ai connus depuis vingt ans, et vous serez invincibles15. »
« L’armée, dont une partie des généraux avait abandonné les rangs ou s’était vendue à prix d’argent, consternée d’avoir perdu sans retour son illustre chef, se retira sur les rives de la Loire, où elle fut sacrifiée et dispersée par ceux qu’elle avait sortis de la poussière. »
Napoléon partit pour la Malmaison, le 25, où il fut reçu par la princesse Hortense. Les souvenirs que lui rappela cette résidence lui causèrent une violente émotion. Joséphine n’existait plus. Là, tout lui rappelait les brillantes années du Consulat, les triomphes gigantesques de l’Empire. Que les temps étaient changés !
Les circonstances devenant de jour en jour plus critiques, on lui donna à entendre qu’il y allait de ses intérêts de s’éloigner et de quitter la France. Il demanda deux frégates pour se rendre aux État-Unis avec sa famille. La veille il avait refusé les offres d’un capitaine américain qui lui proposait de le transporter incognito, sur son vaisseau de l’autre côté de l’Atlantique. Napoléon avait le cœur trop élevé pour sortir en fugitif de cette France, naguère son Empire.
Les deux frégates furent armées ; mais le gouvernement jugea convenable d’obtenir de Wellington des sauf-conduits pour la sûreté de ces navires, et le lieutenant-général Becker fut choisi pour devenir auprès de Napoléon le répondant de sa propre sûreté envers le gouvernement.
Cependant les sauf-conduits de Wellington n’arrivaient pas. L’ennemi était à Compiègne ; il n’y avait plus de temps à perdre. Napoléon promet enfin de partir sur-le-champ ; au même instant, un coup de canon se fait entendre : « Qu’on me fasse général, dit-il vivement au comte Becker, je commanderai l’armée, je vais en faire la demande. Général, vous porterez ma lettre ; partez de suite ; expliquez-leur que je ne veux pas ressaisir le pouvoir, que je veux écraser l’ennemi, qu’ensuite je poursuivrai ma route. » Ces offres ne furent point agréées par la commission du gouvernement : Fouché, son président, répondit à Becker : « Est-ce qu’il se moque de nous ! » — Le jour suivant, après une longue discussion sur le parti qu’il devait prendre, quelqu’un lui proposa de se livrer aux coalisés, et de les désarmer par cet acte courageux de confiance aveugle : « Ce dévouement serait beau, répondit-il, mais une nation de 30 millions d’hommes qui le souffrirait serait à jamais déshonorée. » Belle réponse digne d’un grand homme.




11. Ces ministres étaient le prince de Talleyrand, le duc de Dalberg, Latour-du-Pin, le comte Alexis de Noailles.
12. Pendant que Fouché et ses partisans s’expliquaient ainsi dans le Conseil, ils portaient en sous-main les Chambres à se révolter contre leur souverain.
13. Donnée au palais de l’Élysée, le 22 juin.
14. « Dans le conseil qui avait été tenu relativement au plus ou moins de nécessité de cette mesure (l’abdication), Carnot seul y montra une vive opposition, disant qu’elle serait le coup de mort de la patrie : il voulait qu’on se défendit jusqu’à extinction ; et quand enfin il vit qu’il était seul de son opinion, quand il vit l’abdication résolue, il appuya la tête de ses deux mains et se mit à fondre en larmes. » Chennechot, Histoire de Napoléon Bonaparte.
Il est à remarquer que l’ennemi dispersait ses forces sur la frontière, et qu’il ne songea à marcher sur Paris qu’en apprenant la nouvelle de l’abdication.
15. Cette proclamation est datée de la Malmaison, le 25 juin.
Rochefort. - Sainte-Hélène. - Mort.
Enfin il fallait se décider à quitter la Malmaison ; l’ennemi était déjà aux portes. Le 29 juin au soir, Napoléon se jeta dans une voiture et partit avec sa suite pour Rambouillet. Le lendemain, il prit la route de Rochefort, où l’attendaient les frégates la Saale et la Méduse, que le gouvernement faisait tenir prêtes pour le transporter en Amérique. Arrivé à Niort, il y fut reçu avec acclamation par le peuple de cette ville. Il fit écrire au gouvernement qu’on s’est trop pressé de l’éloigner, qu’il pourrait encore exercer une grande influence en appuyant les négociations avec une armée. « … Si, dans cette situation, une croisière anglaise arrête le départ de l’Empereur, vous pouvez disposer de lui comme soldat. »
Il arriva à Rochefort, monta, le 8, à bord de la frégate la Saale, se fit conduire à l’île d’Aix, où, suivant ses habitudes, il visita les fortifications, fit mettre la garnison sous les armes. Le 10, se présenta une croisière anglaise qui empêcha d’appareiller ; alors il fit demander à l’amiral commandant cette croisière s’il lui serait permis de continuer sa route pour l’Amérique ? Il fut répondu que l’amiral n’avait aucune instruction à cet égard, mais que, si Napoléon le désirait, il le prendrait sur son bord et le conduirait en Angleterre. Après avoir refusé une seconde fois les offres d’un capitaine américain, l’illustre proscrit se rendit, le 15, au bord de l’amiral anglais. En mettant le pied sur le Bellérophon, il dit à son commandant, le capitaine Maitland : Je viens à votre bord me mettre sous la protection des lois de l’Angleterre. Au moment d’aborder le vaisseau, il dit au général Becker, qui l’accompagnait : Retirez-vous, général, je ne veux pas qu’on puisse croire qu’un Français soit venu me livrer à mes ennemis.
Le 13, il avait écrit de Rochefort, au Prince régent, la lettre que voici :
« Altesse Royale,
« En butte aux factions qui divisent mon pays et à l’inimitié des plus grandes puissances de l’Europe, j’ai terminé ma carrière politique. Je viens, comme Thémistocle, m’asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse Royale, comme du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis. »
Le prince régent ne répondit point : la Coalition avait décidé que si l’on parvenait à se saisir de Napoléon, il serait traité comme prisonnier, et conduit en cette qualité à Sainte-Hélène. C’est ce qu’il apprit dans la rade de Plymouth, le 30 juillet, d’un commissaire ministériel, chargé de lui notifier cette décision des puissances.
Plein d’une indignation trop bien justifiée, il dicta la protestation suivante :
« Je proteste solennellement ici, à la face du ciel et des hommes, contre la violence qui m!est faite, contre la violation de mes droits les plus sacrés, en disposant, par la force, de ma personne et de ma liberté. Je suis venu librement à bord du Bellérophon ; je ne suis pas prisonnier ; je suis l’hôte de l’Angleterre. J’y suis venu à l’instigation même du capitaine, qui a dit avoir des ordres du gouvernement de me recevoir et de me conduire en Angleterre avec ma suite, si cela m’était agréable. Je me suis présenté de bonne foi, pour venir me mettre sous la protection des lois de l’Angleterre. Aussitôt assis à bord du Bellérophon, je fus sur le foyer du peuple britannique. Si le gouvernement, en donnant des ordres au capitaine du Bellérophon de me recevoir avec ma suite, n’a voulu que me tendre une embûche, il a forfait à l’honneur et a flétri son pavillon.
« Si cet acte se consommait, ce serait en vain que les Anglais voudraient parler désormais de leur loyauté, de leurs lois et de leur liberté. La foi britannique se trouvera perdue dans l’hospitalité du Bellérophon.
« J’en appelle à l’histoire : elle dira qu’un ennemi, qui fit vingt ans la guerre au peuple anglais, vint librement, dans son infortune, chercher un asile sous ses lois. Quelle plus éclatante preuve pouvait-il lui donner de son estime et de sa confiance ? Mais comment répondit-on en Angleterre à une telle magnanimité ? on feignit16 de tendre une main hospitalière à cet ennemi, et quand il se fut livré de bonne foi, on l’immola.
« À bord du Bellérophon, à la mer. »
Cette protestation eut le sort de la lettre au Prince régent. Le 7 août, l’illustre prisonnier fut transporté sur le Northumberland, commandé par l’amiral Cockburn. Ses effets furent visités, son argent séquestré ; les personnes de sa suite furent désarmées ; l’ordre ministériel portait aussi de lui retirer son épée ; mais l’amiral Keith ne voulut pas le faire exécuter. On mit à la voile. Le 17, passant en vue des côtes de France : « Adieu ! terre des braves, dit Napoléon, adieu ! chère France ! quelques traîtres de moins et tu serais encore la grande nation et la maîtresse du monde. » Trois mois après, le 18 octobre, on le déposa dans l’île-prison qu’il ne devait plus quitter avant sa mort.
Les Romains, Tamerlan et autres conquérants barbares, sévissaient lâchement contre les ennemis qu’ils avaient vaincus, ou qui même s’étaient soumis de bonne foi ; telle fut le sort du brave Vercingétorix , ce glorieux chef des Gaulois, de Persée, roi de Macédoine. Mais lorsque l’Europe chrétienne commença à se civiliser, les rois et les guerriers se firent un point d’honneur de traiter avec la plus grande générosité les adversaires que le sort des armes avait fait tomber en leur pouvoir. C’est ainsi qu’en agirent les Anglais envers le roi Jean. Après la malheureuse journée de Pavie, François Ier est conduit en Espagne : un grand personnage de ce pays, jouant avec l’illustre prisonnier, lui manque de respect ; François le tue ; les parents du défunt vont porter plainte à leur souverain : Un roi est roi partout, fut la satisfaction qu’ils obtinrent de Charles-Quint. Bertrand Du Guesclin est prisonnier à Bordeaux, du prince de Galles ; pour se libérer, il fallait payer une grosse rançon. Quelqu’un ayant dit au prince que généralement on croyait que Son Altesse tenait son captif dans l’inaction par crainte de le retrouver un jour sur quelque champ de bataille, le jeune Anglais, dont la noblesse des sentiments égalait la bravoure, se hâte de faire venir Du Guesclin, le laisse le maître de se retirer et de payer ce qu’il voudra. Quel est celui de tous les Rois ligués contre Napoléon qui aurait osé se comparer au prince Noir ? Ils avaient donc réellement bien peur de cet homme, dont un illustre écrivain (Chateaubriand) a dit que ses pas faisaient trembler le monde. Eh bien ! oui, la captivité de Sainte-Hélène fut un événement cent fois plus glorieux pour la mémoire de Napoléon que toutes ses victoires. Quel prestige de puissance incommensurable ! un simple individu, sans armée, sans alliés, tient en échec et trouble la sécurité de vingt rois conjurés contre lui ! L’histoire n’offre rien de pareil : Annibal, il est vrai, fut, tant qu’il vécut, la terreur des Romains, mais Annibal était libre ; mais Annibal avait trouvé asile dans les États de princes disposés à le mettre à la tête de leurs armées.
Que faisait Napoléon à Sainte-Hélène ? Il accomplissait la promesse qu’il avait faite à ses braves, en leur faisant ses adieux à Fontainebleau : « J’écrirai les grandes choses que nous avons faites. Il dictait donc des mémoires, s’entretenait familièrement de sa prospérité passée avec les fidèles compagnons de son exil ; mais, toujours Empereur, quoique détrôné deux fois, il ne fit rien, ne dit rien, qui fût indigne du haut rang où la fortune et son génie l’avaient fait monter. Il tint fièrement à distance les commissaires que les rois avaient envoyés à Sainte-Hélène pour surveiller sa conduite, ses démarches. Il n’eut aucun rapport avec le gouverneur sir Hudson- Lowe, qu’il accabla de ses dédains : c’est que, à l’égard de son illustre captif, sir Hudson-Lowe avait outrepassé, dans ses rigueurs, les ordres qu’il avait reçus de son gouvernement ; il refusait à Napoléon la qualification d’Empereur, et l’appelait tout simplement Général. Le maréchal Bertrand proposa la dénomination de patient ; cette expression, si énergiquement vraie, fut agréée par le gouverneur.
« La maladie dont Napoléon est mort, dit un de ses biographes, est la maladie de Sainte-Hélène. Il n’a pas été malade sept semaines, comme le dit la dépêche du gouverneur sir Hudson-Lowe, il a été malade pendant cinq ans. La correspondance et la relation de son chirurgien, le docteur O’Méara, prouvent que Napoléon était déjà dangereusement malade en 1818. »
Le 28 octobre de la même année, O’Méara écrivait au secrétaire de l’amirauté : « Je pense que la vie de Napoléon Bonaparte est en danger, s’il réside plus longtemps dans un climat tel que celui de Sainte-Hélène ; surtout si les périls de ce séjour sont aggravés par la continuité de ces contrariétés et de ces violations, auxquelles il a été jusqu’à présent assujetti, et dont la nature de sa maladie le rend particulièrement susceptible d’être affecté17. ».
Dans une lettre au comte Bathurst, O’Méara écrivait en juin 1820 :
« Un temps bien court a trop malheureusement justifié mon opinion. Cette opinion était que la mort prématurée de Napoléon était aussi certaine, sinon aussi prochaine, si le même traitement était continué à son égard que si on l’avait livré au bourreau. »
Le 17 mars 1821, le comte de Montholon écrivait à la princesse Borghèse « que la maladie de foie dont Napoléon était attaqué depuis plusieurs années, et qui est endémique à Sainte-Hélène, avait fait depuis six mois des progrès effrayants ; qu’il ne pouvait marcher dans son appartement sans être soutenu. À sa maladie de foie se joint une autre maladie également endémique dans cette île. Les intestins sont gravement attaqués. M. le comte Bertrand a écrit au mois de septembre à lord Liverpool, pour demander que l’Empereur soit changé de climat. Le gouverneur, sir Hudson-Lowe, s’est refusé à faire passer cette lettre à son gouvernement, sous le vain prétexte que le titre d’Empereur y était donné à Sa Majesté. L’Empereur compte sur Votre Altesse pour faire connaître à des Anglais influents l’état véritable de sa maladie. Il meurt sans secours sur ce rocher ; son agonie est effrayante. »
Napoléon fut toujours grand et maître de lui jusqu’au bout ; il souriait de compassion à ceux qui doutaient de sa fin prochaine. « Pourriez-vous joindre cela ? » disait-il à M. Moukhonse, officier anglais, après avoir rompu le cordon de la sonnette de son lit : « Aucun remède ne peut me guérir, mais ma mort sera un baume salutaire pour mes ennemis. J’aurais désiré revoir ma femme et mon fils, mais que la volonté de Dieu soit faite !… Il n’y a rien de terrible dans la mort ; elle a été la compagne de mon oreiller pendant ces trois semaines, et, à présent, elle est sur le point de s’emparer de moi pour jamais… Les monstres me font-ils assez souffrir ! encore, s’ils m’avaient fait fusiller, j’aurais eu la mort d’un soldat… J’ai fait plus d’ingrats qu’Auguste : que ne suis-je comme lui en situation de leur pardonner ! »
Le 7 mars, avait commencé la crise qui devait l’emporter. « Là, c’est là », disait-il, en montrant sa poitrine, et saisissant la main du docteur Antomarchi, et l’appuyant sur son estomac : « C’est un couteau de boucher qu’ils ont mis là, et ils ont brisé la lame dans la plaie… »
Il disait et il répétait : « Le café fort et beaucoup me ressuscite, il cause une cuisson interne, un rongement singulier, une douleur qui n’est pas sans plaisir… J’aime mieux souffrir que de ne point sentir… Mon mal me mord, je pense que les insectes éclos de la fange contre-révolutionnaire bourdonnent : que, nouveau Prométhée, je suis cloué à un roc où un vautour me ronge. Oui, j’avais dérobé le feu du Ciel pour en doter la France ; le feu est remonté à sa source et me voilà !… L’amour de la gloire ressemble à ce pont que Satan jeta sur le chaos, pour passer de l’enfer au paradis ; la gloire joint le passé à l’avenir, dont il est séparé par un abîme immense. »
Le 1er mai, il s’était levé ; mais une faiblesse l’obligea à se faire recoucher. Il avait fait placer en face de son lit le buste de son fils, sur lequel il avait constamment les yeux fixés. Le 3, les symptômes devinrent plus alarmants. Le 4, on eut quelque espoir.
Napoléon croyait fermement à l’immortalité de l’âme, aussi voulut-il sortir de ce monde en bon chrétien. La veille de sa mort, il fit dresser secrètement un autel dans la pièce voisine de sa chambre. Le chapelain fut appelé, le moribond se confessa, communia, après quoi il dit : « Je suis en paix avec tout le monde. » Le lendemain, 5 mai, à sept heures du matin, on l’entendit balbutier : « Rien à mon fils que mon nom !… Mon Dieu !… La nation française… Mon fils… »
France… France… Ce furent les derniers mots qu’il prononça. À six heures du soir, au moment où le soleil quittait l’horizon, Napoléon croisa les bras avec effort, et prononça les mots tête… armée… jeta un dernier regard sur le buste de son fils et expira, étant âgé de cinquante et un an, sept mois, vingt jours18.
Vers le commencement de février de la même année, une comète avait paru à Sainte-Hélène, chacun s’était empressé d’en parler à Napoléon, dans l’intention évidente de réveiller en lui quelque allusion qui pourrait lui faire plaisir. Un seul officier gardait le silence à ce sujet, ainsi que Napoléon. « Vous m’avez compris, vous, » lui dit-il. Napoléon se rappelait, à cette occasion, qu’après la mort de Jules-César une comète fut observée à Rome.
« J’ai eu, » disait-il quelque temps après, un songe dont l’image me poursuit : « j’ai vu Joséphine parée de gloire dans le ciel… ta place est ici près de moi, m’a-t-elle dit ; dans un mois, tu seras heureux à jamais. »
D’après le désir qu’avait manifesté Napoléon, son corps fut ouvert afin de constater la cause physique de sa maladie, et de profiter dans la suite de ce document dans le cas où son fils serait attaqué de quelque incommodité offrant des analogies avec le mal qui était sur le point de l’emporter lui-même : car Napoléon était persuadé qu’il mourrait d’une maladie semblable à celle qui avait enlevé son père.


Extrait du rapport des médecins, après l’autopsie du corps de Napoléon.


« À la première apparence, le corps paraissait très-gras, ce qui fut confirmé par une incision pratiquée vers le bas-ventre, où la graisse qui couvrait l’abdomen avait plus d’un pouce et demi d’épaisseur. Les poumons étaient très-sains ; le cœur était de la grandeur naturelle, mais revêtu d’une forte couche de graisse ; les oreillettes et les ventricules n’avaient rien d’extraordinaire, si ce n’est que les parties musculaires paraissaient plus pâles qu’elles ne devaient l’être.
« En ouvrant l’abdomen, on vit que la coiffe qui couvre les boyaux était extrêmement grasse ; en examinant l’estomac, on s’aperçut que ce viscère était le siège d’une grande maladie : de fortes adhésions liaient toute la surface supérieure, surtout vers l’extrémité du pylore jusqu’à la surface concave du lobe gauche du foie ; en séparant, ou découvrit qu’un ulcère pénétrait les enveloppes de l’estomac à un pouce du pylore, et qu’il était assez grand pour y passer le petit doigt.
« La surface intérieure de l’estomac, c’est-à-dire presque toute son étendue, présentait une masse d’affection cancéreuse, ou des parties squirreuses se changeant en cancer, l’estomac était presque plein d’un liquide ressemblant à du marc de café.
La surface convexe du côté gauche adhérait au diaphragme ; à l’exception des adhésions occasionnées par la maladie de l’estomac, le foie ne présentait rien de malsain.
Le reste des viscères abdominaux était en bon état.
« Ont signé :
Thomas SHORT, premier médecin ; Arch. ARNOTT, médecin du 20e régiment ; Francis BURTON, médecin du 66e régiment ; Chas. MICHELL, médecin de Vigo ; Matthieu LEWINGSTONE, médecin de la compagnie des Indes. »
Les personnes qui furent admises à voir le corps, se récrièrent sur la beauté et l’harmonie de ses proportions. Napoléon était fort maigre dans sa jeunesse, mais, parvenu à l’âge mûr, il avait acquis un embonpoint considérable, lequel avait diminué de beaucoup pendant la longue et cruelle maladie qui termina ses jours.
Avant de refermer le cadavre, on en tira le cœur et l’estomac, que l’on renferma dans des coupes d’argent contenant de l’esprit de vin.
L’opération terminée, le corps fut revêtu de l’uniforme des chasseurs à cheval de la garde impériale, orné de tous les ordres que le défunt avait créés ou reçus pendant son règne, après quoi il fut placé sur le lit de fer qu’il avait coutume de faire porter à sa suite dans ses campagnes ; le manteau bleu brodé en argent qu’il portait à la bataille de Marengo lui servait de drap mortuaire.
Le 9 mai la pompe funèbre eut lieu dans l’ordre suivant :
Napoléon, fils aîné du grand maréchal, l’aumônier, le docteur Arnott, médecin de Napoléon, une voiture de deuil à quatre chevaux dans laquelle était le corps, douze grenadiers anglais pour descendre le cercueil au bas de la colline. Le cheval de Napoléon, les comtes Bertrand et de Montholon, portant le manteau bleu de Marengo en guise de drap mortuaire. La comtesse Bertrand en voiture avec sa fille, les domestiques du défunt, un groupe d’officiers anglais, le général Coffin, le marquis de Montchenu, commissaire du roi de France et de l’empereur d’Autriche, sir Hudson-Lowe, lady Lowe, en grand deuil, avec sa fille, en voiture ; 3.000 hommes reçurent le corps au sortir de la maison mortuaire de Longwood.
Le cercueil dans lequel on avait renfermé les coupes contenant le cœur et l’estomac fut béni par le prêtre et descendu dans le caveau qui lui était destiné ; douze salves d’artillerie annoncèrent au monde que Napoléon n’existait plus. Son tombeau fut confié à une garde d’officiers anglais.
Ainsi finit l’homme le plus extraordinaire des temps modernes, le rival de Charlemagne, de Louis XIV, de César, d’Alexandre, et leur supérieur à certains égards. Il n’a jamais existé de mortel dont la puissance ait égalé la sienne : 100 millions d’hommes, l’élite du genre humain, subirent plus ou moins sa domination pendant quinze ans. Considéré comme administrateur, son gouvernement fut irréprochable. À peine eut-il saisi le timon de l’État, que l’anarchie qui, depuis dix ans, désolait la nation française, s’évanouit comme l’ombre à l’approche de la lumière, comparable au feu qui fond et allie des métaux divers pour en composer un tout homogène. Napoléon, premier consul, fait rentrer dans le Sénat et sans exception les partis divers qui déchiraient le sein de la patrie. Il n’y a plus d’émigrés, de Jacobins, de Vendéens. La nation ne voit dans ces diverses factions que des enfants dociles d’un même peuple vivant en paix sous les mêmes lois ; le premier Consul, couvrant d’un voile prudent les erreurs et les fautes du passé, appelle à lui sans distinction tous les hommes de mérite. Le royaliste et le juge de Louis XVI, s’asseyent sur le même tribunal, et rendent la justice de concert : le Vendéen a la confiance de Bonaparte, il obtient, comme le républicain, de l’avancement dans ses armées. Il n’a pas dormi deux nuits dans le palais des Tuileries, que le crédit public se réveille et renaît comme par enchantement.
Ainsi que Newton, Bossuet, Pascal, ainsi que tous les hommes supérieurs, Napoléon était naturellement religieux; sa haute intelligence lui avait fait comprendre qu’on ne régit pas un peuple comme un troupeau de bêtes brutes ; à sa voix, les temples s’ouvrirent, les autels se relevèrent ; les prêtres trouvèrent protection et appui sous un gouvernement qui, ennemi déclaré de tout espèce de désordre, leur accorda autant et pas plus de liberté que les convenances n’en comportent dans l’exercice de leur saint ministère. Plus de querelles, plus d’animosité entre les diverses communions. Il fut également permis au catholique, au luthérien, au rabbin d’honorer le Créateur suivant ses convictions, et comme il l’entendait, mais avec défense de s’immiscer dans les rites des croyances dissidentes. Tout en laissant au temple de Sainte-Geneviève le nom de Panthéon, l’Empereur le rendit au culte catholique ; on consolida cet édifice sous son règne, et le chiffre de la patronne de Paris fut incrusté au centre du pavé du dôme ; celui qui, avec raison, s’était moqué des cérémonies ridicules des théophilanthropes, avait un sens trop droit pour souffrir que le culte du vrai Dieu fût banni à jamais de cette magnifique église.
Sous le régime impérial, l’industrie fut encouragée par tous les moyens possibles. On acheta à grands frais des machines, des métiers modèles aux étrangers : on donna des encouragements pécuniaires aux manufacturiers ; on promit un million de récompense au mécanicien qui trouverait le moyen de filer le lin à la mécanique. Il n’était pas rare de voir l’étoile d’honneur briller en même temps sur la poitrine du fabricant habile comme sur celle du général d’armée. Grâce au blocus continental, que les peuples de l’empereur des Français et de ses alliés regardèrent d’abord comme tyrannique, ne prévoyant pas les conséquences avantageuses qu’il aurait pour leurs intérêts, il se fit des prodiges dans les arts physico-chimiques, mécaniques, dans le travail des métaux, etc. C’est sous le règne de Napoléon que prit naissance cette industrie aussi étonnante qu’inattendue, des sucres indigènes. Si le monarque français n’eut pas la satisfaction de conduire ses légions victorieuses jusque sous les murs de l’Angleterre, il porta, par le blocus continental et par sa politique, un coup à cette nation dont la prospérité ne se relèvera jamais ; il apprit aux peuples du continent qu’ils pouvaient se passer d’elle.
Il est digne de remarque que les hommes extraordinaires, qui semblent nés exprès pour commander aux peuples, ont du goût pour tout ce que l’esprit humain est capable de produire d’utile, de grand et de beau : Alexandre bâtissait des villes, ne se lassait pas de relire Homère, comblait de biens Apelles, mettait des sommes énormes à la disposition de son précepteur Aristote et des autres savants de la Grèce pour fournir aux frais de leurs recherches et de leurs expériences. César voulait rebâtir Corinthe et Carthage, régulariser le cours du Tibre, dessécher les marais Pontins ; il construisait des amphithéâtres, provoquait la réforme du calendrier. Les institutions du demi-barbare Charlemagne ont obtenu le respect et l’admiration de la postérité. Que ne s’est-il pas fait de grand et de beau, en tout genre, pendant le long règne du grand roi Louis XIV ?
Il a suffi à Napoléon d’une douzaine d’années de toute-puissance, pour égaler sous ce rapport ses glorieux émules, ses prédécesseurs. Pendant cette courte période, on creusa des ports, des canaux ; le nombre des vaisseaux de haut bord fut doublé ; des routes magnifiques établirent, en serpentant sur les flancs des Alpes, des communications faciles entre la France et l’Italie, tous les palais des Rois de France furent restaurés et embellis ; on agrandit et l’on régularisa les jardins des Tuileries et du Luxembourg ; la place du Carrousel fut débarrassée des constructions qui la déparaient, et ornée d’une grille et d’un arc-de-triomphe. L’Empire vit jeter les fondations des palais de la Bourse, du quai d’Orsay, du temple de la Gloire devenu église de la Madeleine, de l’arc gigantesque de l’Étoile, dont la bâtisse dépassait en 1814 l’imposte de la grande arcade. La superbe colonne Vendôme est un monument de l’Empire. Sont aussi des constructions de l’Empire le beau pont d’Austerlitz, et surtout celui d’Iéna, le plus irréprochable de tous les ponts. Le palais du Louvre dont l’origine se perd dans l’obscur rite des siècles, que François 1er entreprit de bâtir sur un plan nouveau et régulier qui dut une grande partie de ses murs à Louis XIV, que les règnes suivants délaissèrent presque tout à fait, fut repris et terminé par les architectes de Napoléon. C’est aussi pendant la domination de ce prince que la superbe porte Saint-Denis fut restaurée et que l’inscription Ludovico magno (à Louis le Grand) fut rétablie.
L’Empereur eut la satisfaction de voir son règne illustré par des savants du premier ordre, qu’il récompensait et qu’il chérissait comme des amis : c’étaient Monge, Lagrange, Laplace, Berthollet, Fourcroy, Vauquelin, Volta, Cuvier, Delambre, Thénard, Poisson, etc. Les lettres, il faut en convenir, ne brillèrent pas à la même époque d’un aussi bel éclat, à beaucoup près, que pendant le XVIIe siècle ; mais assurément ce ne fut pas la faute de celui qui tenait alors les rênes de l’État. C’est le génie qui faillit aux écrivains et non les honneurs et les récompenses : Napoléon était, pour le moins, aussi généreux, aussi magnifique que le fils de Louis XIII.
Les artistes en peinture furent plus heureux. C’est sous l’Empire que l’École française crayonna ses chefs-d’œuvre et atteignit son apogée. On ne saurait trop louer la plupart des tableaux sortis des ateliers de David, Gros, Gérard, Girodet.
En général, les artistes en sculpture ont de tout temps été médiocres en France; ils le furent sous l’Empire.
Tout bien considéré, Napoléon est le premier des guerriers qui ont étonné le monde. Pendant quinze ou seize ans, il promena le drapeau français des tropiques du Cancer au pôle Arctique, toujours en compagnie de la victoire. À peu près du même âge qu’Alexandre, il se montre comme lui, dès son début, capitaine consommé. Le roi de Macédoine était doué d’un courage supérieur ; mais il faut bien convenir que souvent il manqua de prudence, qu’il fut aussi heureux que téméraire ; il faut convenir aussi qu’il eut affaire à des peuples dégénérés, sans discipline, dégradés par un despotisme abrutissant, tandis que son armée, aguerrie par son père, se composait de l’élite des guerriers de la Grèce ; ses lieutenants étaient tous des hommes du premier mérite, la plupart sexagénaires. Alexandre ne livra que cinq ou six batailles d’une grande importance. Napoléon disputa la victoire dans cinquante combats, la plupart décisifs et tous plus ou moins meurtriers. Qui sait enfin quel aurait été le sort d’Alexandre s’il ne fût pas mort à l’âge de trente-trois ans ?
César est le grand capitaine qui peut seul soutenir le parallèle avec Napoléon ; plusieurs qualités leur sont communes. Ils furent l’un et l’autre doués d’une activité prodigieuse ; ils voyaient de loin, vite et bien, savaient réparer une faute, changer une disposition, prendre un parti sur-le-champ. Pour eux, quand les circonstances l’exigeaient, il n’y avait ni été ni hiver, ils possédaient au suprême degré le talent de se faire obéir ; leurs soldats ne voyaient en eux que des chefs incapables de faillir, des maîtres absolus de leurs vies et de leur sort. Ces deux grands hommes enfin eurent à combattre contre des adversaires capables, par leurs défaites, d’immortaliser leur triomphe.
César, il est vrai, ne survécut point à sa puissance ; mais de combien s’en fallut-il qu’il n’échouât à Munda contre les débris du parti pompéien ? Et si Pompée lui-même avait su profiter des avantages qu’il avait remportés avant la bataille de Pharsale, César n’aurait pas revu la ville de Rome. Et qui sait, au reste, si ce Romain aurait été plus heureux contre les Parthes que le fut après sa mort Antoine, son lieutenant.
César, grand homme de guerre, fut aussi un littérateur distingué. Bien des gens veulent aussi que Napoléon ait été un bon mathématicien et un écrivain du premier ordre : cela n’était pas, et cela ne pouvait pas être. Le jeune Bonaparte fut soldat en sortant de l’École militaire, et dès ce moment, il ne s’appartint plus. Or, il faut du temps pour bien savoir les mathématiques et de l’exercice pour apprendre à tenir la plume ; voilà pourquoi le style de Napoléon est très-incorrect. César, au contraire, avait près de 40 ans lorsqu’il parvint au commandement suprême des légions romaines ; il avait donc eu tout le temps de perfectionner ses études. Disons, pour être vrai, que Napoléon avait apporté en naissant des facultés qui, étant développées, l’auraient placé au rang des savants du premier ordre.
Napoléon est mort malheureux. Eh bien ! presque tous ceux qui sont dignes de lui être comparés ont fini misérablement. Annibal et Mithridate, étant sur le point de tomber au pouvoir des Romains, leurs implacables ennemis, se virent dans la nécessité d’avaler du poison ; Alexandre fut empoisonné par le fils d’Antipater, son lieutenant ; César fut assassiné par des conjurés, au nombre desquels était son fils Brutus ; Pompée fut décapité sous les yeux de sa femme, par les ordres du roi d’Égypte ; Scipion l’Africain mourut dans sa ferme, oublié par des concitoyens ingrats ; Charles XII fut tué par les siens.




16. « Ce n’était point au capitaine Maitland (commandant du Bellérophon) que s’adressait cette accusation de perfidie, quoique cet officier, abusé par sa propre générosité, eût laissé percer l’opinion que son gouvernement répondrait dignement à la confiance du Souverain déchu qui lui venait demander un asile. En passant de son bord sur celui du Northumberland, Napoléon, le voyant triste et comme accablé de ce qu’il s’était si étrangement mépris, lui adressa ces paroles : « La postérité ne peut, en aucune manière vous accuser de ce qui arrive ; vous avez été trompé aussi bien que moi. » — Napoléon avait toujours distingué les Anglais de leur ministère. Peu de temps avant que de se déterminer au parti qu’enfin il embrassa, il disait : « Leur gouvernement ne vaut rien, mais la nation est grande, noble, généreuse : ils me traiteront comme je dois l’être. »
17. O’Méara, dernier chirurgien de Napoléon.
18. Extrait du testament de Napoléon.
NAPOLÉON, I


Ce jourd’hui 15 avril 1821, île de Sainte-Hélène, etc. Ceci est mon testament.
1° Je meurs dans le sein de la religion apostolique et romaine…
2° Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j’ai tant aimé.
4° Je recommande à mon fils de ne jamais oublier qu’il est né prince français, et de ne jamais se prêter à être un instrument entre les mains des triumvirs (probablement l’Angleterre, l’Autriche et la Russie) qui oppriment les peuples de l’Europe. Il ne doit jamais combattre ni nuire en aucune manière à la France. Il doit adopter ma devise : Tout pour le peuple français. Je meurs prématurément, assassiné par l’oligarchie anglaise (la noblesse).
6° (Il pardonne à Marmont, Augereau, Talleyrand, La Fayette.)
7° (Il remercie tous les membres de sa famille de l’intérêt qu’ils lui ont porté, et il pardonne à Louis le libelle qu’il a publié en 1820).
8° Je désavoue le manuscrit de Sainte-Hélène… J’ai fait arrêter et juger le duc d’Enghien parce que cela était nécessaire à la sûreté,… à l’honneur du peuple français ;… dans une semblable circonstance, j’agirais encore de même. II


Je lègue à mon fils les boîtes, ordres et autres objets, tels qu’argenterie, etc., etc. Je désire que ce faible legs lui soit cher, comme lui retraçant le souvenir d’un père dont l’univers l’entretiendra.
(Il lui lègue en outre les vases de sa chapelle, l’épée qu’il portait à Austerlitz, le sabre de Sobieski, son glaive de Consul, son poignard, son couteau de chasse, ses pistolets, le nécessaire d’or qui lui a servi le matin des journées d’Austerlitz, d’Iéna, d’Eylau, de Montmirail ; trente-trois tabatières ou bonbonnières, ses lits de camp, sa lunette de guerre, un de chacun de ses uniformes, douze chemises, ses deux montres, la chaîne de cheveux de l’impératrice, son médailler, l’argenterie et la porcelaine de Sèvres dont il a fait usage à Sainte-Hélène, ses fusils de chasse, quatre cents volumes choisis dans sa bibliothèque, le réveille-matin de Frédéric II, qu’il a pris à Postdam, ses deux sceaux, dont un de France, le manteau bleu qu’il portait à Marengo, etc., etc.
Il lègue 2 millions au comte Montholon ; 300.000 fr. au comte Bertrand, 400.000 à Marchand, son valet de chambre, dont les services qu’il lui a rendus « sont ceux d’un ami. » Viennent ensuite des dons de 100.000 fr. à MM. Saint-Denis, Noverraz, Pierron, l’abbé Vignali, Las-Cases, Lavalette, Larrey, le plus honnête homme qu’il ait connu, les généraux Brayer, Lefebvre-Desnouettes, Drouot, Cambronne, enfants de Mouton-Duvernet, idem de Labédoyère, idem du général Gérard, idem du général Chartran, idem du général Travot, aux généraux Lallemand aîné, comte Réal, Costa Bastalica, général Clausel, baron de Menneval, poète Arnault, colonel Marbot, baron Bignon, Poggi-di-Lavolo, chirurgien Emmery.
Dons de 80.000 fr. à Archambault, de 25.000 à Corsot et Chandelier.
Toutes ces diverses sommes, en cas de mort des légataires, seront payées à leurs veuves et à leurs enfants. III


2° Je lègue mon domaine privé, moitié aux officiers et soldats restant de l’armée française qui ont combattu depuis 1792 à 1815, pour la gloire et l’indépendance de la nation, … moitié aux villes et campagnes d’Alsace… qui auraient souffert par l’une ou l’autre invasion. Il sera de cette somme prélevé un million pour la ville de Brienne et un million ponr celle de Méry.
Il lègue 10.000 fr. au sous-officier Cantillon, qui a essuyé un procès comme prévenu d’avoir voulu assassiner lord Wellington… « Cantillon avait autant de droit d’assassiner cet oligarque, que celui-ci de m’envoyer pour périr sur le rocher de Sainte-Hélène. »
Ce testament est fort long, et comme il a été fait à plusieurs reprises, il offre des répétitions qui jettent beaucoup de confusion dans son ensemble.